Description

Mais aussi avec bien d'autres moyens de transport parfois des plus surprenants... Le 1er juillet 2010, je pars de Bretagne à vélo. Arrivé au Maroc, je traverse l'océan Atlantique en voilier-stop. Je passe ensuite un an et demi en Amérique du sud. Puis d'avril 2012 à septembre 2013, je traverse l'océan Pacifique en voilier. Enfin, en mars 2014, je reprends le vélo pour rentrer en France depuis Bangkok, en suivant la route de la soie à travers la Chine et l'Asie Centrale...

samedi 13 août 2011

Lago Titicaca, berceau de l'Inca


Point de vue, du haut de l'Isla del Sol... où le temps prend sens. " Slow down to see the world " : ralenti pour voir le monde ! Evite de confondre la vitesse de la lumière avec le temps de la lumière qui, au monde, donne ses couleurs... Lorsqu'on voyage longtemps, on a parfois besoin de se poser quelque part, de renouer un moment avec le quotidien, de se permettre l'imprégnation d'un lieu, pour revivre un peu comme chez soi. C'est important de le faire, pour se reposer, se recentrer et digérer son voyage, pour avoir du temps, simplement, pour lire, écrire, trier et réparer ses affaires. On a bessoin de se nettoyer l'esprit de toutes les expériences vécues, pour faire de la place à celles à venir. C'est une période où les sacs plastiques vides s'accumulent tout seuls, comme en préparation d'une utilisation prochaine. C'est juste un instant latent, à ne pas faire grand chose, pour retrouver l'innocence, la curiosité, l'enthousiasme à découvrir, sans finir par user sa fraicheur de voyageur et par être blasé des merveilles du monde.




Lena, Tomas et moi avons passé un mois à La Paz et dans ses alentours. Le temps est venu, pour notre petite tribue nomade, de replier son campement et de reprendre sa route de transumance. Ce temps-blanc nous a permis de mieux nous connaitre, de laisser la place à l'amitié de s'inventer, doucement. On se fait des cadeaux : un collier pour Lena, mon dernier tee-shirt, au sublime slogan : " Slow down to see the world " (offert en Espagne par Cédric), pour Tomas. De leurs cotés, Lena me fait faire, spécialement pour moi, un tee-shirt "El Rey Sajama ", signé de leurs deux prénoms, et Tomas, faisant fi des lois anti-contre-façon, me refait un plagiat de mon " Slow down ". Echangés, partagés, utilisés, les objets n'en ont que plus de valeur. Depuis que je suis parti, ma garde-robe s'est presque entièrement renouvelée, naturellement, au fil des saisons. En fait, quand on voyage dans un pays bon marché, il vaut mieux partir avec un sac à dos presque vide et tout acheter sur place. C'est plus rentable, souvent plus adapté et ça fait des souvenirs. Tous les tee-shirts que j'ai maintenant sont des cadeaux qu'on m'a fait. J'en ai au moins un par pays visité. Comme les graines qui s'acrochent au pelage des animaux pour se semer plus loin, ce sont quelques particules que j'entraine dans mon sillage. Le voyageur ne peut s'encombrer de beaucoup. Chaque chose qu'il porte a son utilité. Cela confère une valeur symbolique importante à tous les objets qui le suivent. Le nomade ne possède rien, il transporte. Il ne jette pas, il recycle, il répare. Mon jean a maintenant autant de coutures que de frontières traversées, rides et cicatrices de son propre parcours. Je suis bien dedans et je l'aime ainsi. Le voyage respecte le temps du parcours, le temps de l'amitié, le temps des objets. Slow down to see the world !




Notre pause lapazienne nous a permis d'éviter la foule des juilletistes. Mardi 9 août, Lena, Tomas et moi nous jetons à corps perdus dans celle des aoutiens : direction Copacabana, sur les bords du lac Titicaca. Le secteur Cusco-Titicaca est sans doute l'un des coins les plus touristiques d'Amérique du Sud. Puisque nous ne pouvons y échapper, autant y aller franchement, en se débarrassant au plus vite de ces incontournables en plein mois d'aout. A Copacabana, nos attentes ne sont pas déçues, l'affluence touristique est tout juste insupportable ! Nous n'y restons qu'une soirée et, le lendemain matin, nous prenons le premier bateau pour l'Isla del Sol. L'absence de routes et donc de voitures, nous fait espérer un peu plus de calme. Mais la traversée en bateau et l'arrivée au village de Yumani nous fait frémir : c'est blindé de visiteurs ! " Mais qu'est-ce qu'on fout ici ? " Pour Tomas et moi, il est hors de question de dormir dans ce bled avec tous les autres gringos. On va marcher quelques kilomètres et trouver un endroit plus tranquile. Lena, elle, ne s'est pas encore remise de l'ascension du Sajama. Elle se paie un énorme bouton de fièvre et se sent encore exténuée. Mais elle finit tout de même par nous suivre mollement, avec son sac à dos surchargé, sur les sentiers grimpants de l'île.


Après deux kilomètres, nous arrivons devant un hotel " écologique " , mais le prix, lui, n'est pas très décroissant : 100 euros la nuit ! Nous croisons un couple de Français en train de galèrer à trainer leurs valises à roulettes sur les sentiers escarpés. Ils font très jeunes-cadres-dynamiques, du style pas très O.P. en milieux hostiles, ni très polis, genre : je ne dis pas bonjour quand je ne connais pas. Ils se précipitent dans l'auberge au standard de luxe international, dont ils ne ressortiront sans doute pas avant leur départ du lendemain. Ce soir, ils assisteront au coucher du soleil derrière des baies vitrées, en dégustant une truite, soi-disant du lac, préparée par un chef français. Ce sera leur souvenir de vacances de l'Isla del Sol. Et, en rentrant, ils diront : " Ouais, la Bolivie, j'y suis allé, je connais bien, c'est top ! " Déprimant ! Lena, Tomas et moi posons nos sacs à dos sur le bord du chemin. On s'assoit et on regarde le lac. Au bout de vingt minutes, un couple d'agriculteurs, passant par là, nous renseigne : " Dans la maison jaune, là-bas, parfois, ils louent des chambres. " On y va. Un vieux édenté nous ouvre la porte. Il appelle sa fille, qui travaille dans un champs en contre-bas. C'est elle la propriétaire. " Non, non, il n'y a pas de chambres à louer " , nous crie-t-elle de loin. On insiste et elle finit par abandonner sa tache : " Bon d'accord, mais attendez un peu. C'est parce qu'il faut que je les nettoye avant. " Cette chambre chez l'habitant nous revient à 1.5 euros la nuit, plus 1.5 euros pour le délicieux repas familial du soir et 0.7 euros pour le copieux petit déjeuner ! Nous sommes ravis. L'endroit est magnifique. Les chambres, situées au deuxième étage, donnent sur une terrasse avec une vue imprenable sur le lac.


Le lendemain, je suis réveillé par les premiers rayons du soleil. La pièce est nue. Le lit est orienté au nord. A sa hauteur, il y a une fenêtre exposée à l'Est, avec une vue extraordinaire sur le lever du soleil. Pour moi, en terme d'architecture, la chambre atteind ici sa perfection. C'est le cadre idéal pour le yogui qui voudrait faire sa méditation matinale. Après le petit déjeuner, nous partons à la découverte de la partie nord de l'ile. Finalement il n'y a pas tant de touristes que ça. La plupart des visiteurs prennent une excursion à la journée. Le trajet en bateau étant assez long, il ne leur reste qu'une heure à passer sur l'île, à peine le temps de faire le tour du village de Yumani ou de se restaurer à la terrasse de l'un des nombreux restaurants. Pour ceux qui passent une nuit sur place, la majorité ne va pas plus loin que le mirador central, car il faut quatre heures de marche pour traverser l'île et cela a le mérite de décourager la populasse. Nous sommes pratiquement tout seuls ! Au milieu de ce lac d'altitude, l'un des plus hauts et des plus grands du monde, le ciel, pur de toute pollution, et les eaux limpides jouent de mille reflets. Cela procure à la lumiére une qualité exceptionnelle.


En fin d'après-midi, Lena, Tomas et moi arrivons aux ruines du Temple de Chinkana, situé à l'extrémité septentrionale de l'Isla del Sol. Ici se dévoile à nous le caractère sacré du lieu. En Aymara, " Titicaca " signifie " rocher du puma ". Il y a très longtemps, les hommes ont fautés. A titre de punition, les dieux ont envoyé des pumas pour les dévorer. Mais le dieu-soleil Inti pleura tant que, de ses larmes, naquit le lac. Cela noya les pumas, qui se tranformèrent en rochers. A Chinkana, il y a encore l'un de ces rochers-pumas sacrés. Et c'est à cet endroit précis que le dieu-soleil fit sortir, des eaux du lac, ses quatre fils, dont Manco-Capac. Ce premier grand prêtre du soleil quitta les rives du lac Titicaca pour aller fonder la ville de Cuzco et il fut le père de Sinchi-Roca, le tout premier Inca. Autant dire, nous sommes bel et bien au coeur du berceau légendaire du plus grand empire d'Amérique du Sud.




Le lendemain matin, je me lève à 5h00 et je marche seul, une heure dans la nuit froide, pour aller voir le lever du soleil sur les ruines du temple. L'endroit prend alors toute son essence symbolique et j'en ressens l'immense force mystique. Dans la brume rosée de l'aube, les premiers rayons du soleil apparaissent enfin, juste derrière le Mont Illampu, qui se découpe magnifiquement sur la ligne d'horizon. Ils se reflètent ensuite dans les eaux du lac, puis se projettent sur la butte qui domine le temple. Doucement, ils glissent sur la pierre sacrée et finissent par atteindre les ruines, dans l'axe exact de la porte du soleil. C'est un spectacle tout à fait unique : en pleine harmonie, la nature est mise en scène par le travail des hommes. Dans ce monde brut, l'air, l'eau et le minéral sont ramenés à leurs plus simples expressions. Les nuits sont glaciales et les journées chaudes. La vie n'est possible que du feu, apporté chaque jour par le soleil. En pareil lieu, on ne peut que vénérer cette étoile. On comprend ici l'inspiration originelle des Incas et comment ils ont été guidés par l'astre du jour, pour s'extraire du lac et aller, plus au nord, fonder leur civilisation. L'Isla del Sol est la synthèse parfaite des quatre éléments unissant les trois mondes des Incas, et que symbolise leur croix ajourée. Cette île offre les plus beaux des levers du soleil qu'on puisse imaginer. Et, en ce jeudi 11 aout, j'ai une pensée particulière pour ma mère et pour ma tante Mady. Porté par l'énergie de cette matinée, je marche seul, toute la journée, du nord au sud, sur les pentes bucoliques de ce paradis. Pour porter le spectacle à son apothéose, ce soir là, c'est la pleine lune. Comme par magie, elle se lève derrière l'Isla de la Luna, avant que le soleil ne se couche, lui, au pied de l'Isla del Sol. Un rendez-vous divin idéal.




Léna, Tomas et moi sommes définitivement conquis et séjournons cinq jours durant sur l'Isla del Sol. C'est notre dernière étape bolivienne. Je quitte ce pays non sans une certaine nostalgie. La Bolivie est sans doute l'un des pays les plus étonnants du continent. Les paysages de montagnes ont forgé l'identité particulière de ses habitants, tout en préservant, plus qu'ailleurs, leur culture indienne. Ici, l'improbable est quotidien. La Bolivie est tout simplement, au sens propre : surréaliste !



Samedi 13 août, nous franchissons la frontière avec le Pérou. En arrivant à Puno, nous sommes un peu fatigués. Il y a encore quelques îles péruviennes à voir au nord du lac Titicaca mais nous ne souhaitons pas y consacrer trop de temps. Des agences proposent un tour de deux jours pour un prix inférieur à ce que nous payerions si nous partions les visiter par nos propres moyens. Nous nous laissons tenter par la facilité. Erreur fatale ! Nous voici embarqués pour 48 heures dans une vraie arnaque à touristes. Le bateau, rempli d'une trentaine de personnes, est plein à craquer. Et une dizaine d'autres embarcations du même type le suivent ! D'abord, on nous débarque sur les Iles Flottantes. Ces construction de roseaux étaient autrefois habitées par la tribue de Uros. Aujourd'hui, cette dernière a disparue et les résidents des lieux jouent la comédie, en costume traditionnels et en chantant des airs typiques, pour tenter de vendre quelques babioles aux visiteurs : un vrai zoo ! C'est affligeant !



L'escurtion se poursuit sur la sauvage Isla de Amantani, où nous devons passer la nuit dans une famille d'accueil. Ici, il n'y a pas d'auberges et ce ne sont pas les clients qui choisissent leur résidence, mais les habitants qui se partagent, à tour de rôle, la manne touristique. La petite société de cette île est très bien organisée, par communauté, chacune ayant des vêtements de couleurs différentes. Elle semble presque être comme une survivance du système social, hyper organisé de l'empire Inca. Les habitants de Amantani vivent encore de façon très spartiate. Il n'y a pas d'électricité, ni d'eau courante. Notre hôtesse nous concocte un bon dîner, à l'ancienne, dans la cheminée qui lui sert de cuisine. Tout ceci est plutôt séduisant mais, à peine arrivés, on doit se plier au programme de l'excursion. On a juste le temps de monter, à la queue-leu-leu derrière deux cents autres touristes, aux temples de Pachamama et de Pachatata, sur un " vrai Chemin Inca ", construit en 2010 ! Le temps de faire une photo du soleil couchant et nous devons redescendre, en rang serrés, pour la fête du soir. On est plus vraiment dans le slow down qu'on a vécu à l'Isla del Sol. Comme quoi, tout dépend du point de vue et celui auquel on accède par ses propres moyens est toujours le meilleur. Durant la soirée, ça devient vraiment pathétique. On nous affuble de tenues traditionnelles grotesques et on nous réunit dans une salle des fêtes pour faire des rondes... No comment, la photo parle d'elle-même, c'est tout simplement horrible... n'est-ce pas Lena ?

(photo Tomas Van de Wiel)

Le lendemain, la séance de torture se poursuit sur l'île de Taquile. Là, nous arrivons à échapper, une heure durant, à la vigilance de notre garde, heu guide, évitant de justesse le restaurant obligatoire, évidemment deux fois plus cher que son voisin. Désespérés, nous comptons les heures qui nous séparent de la délivrance, quelque peu retardée, sur le chemin du retour, au beau milieu du lac, par une panne de moteur du bateau ! Je suis furieux de m'être fait avoir comme un bleu et me jure que c'est bien la dernière fois de ma vie que je passe par une excursion organisée. D'autant que, plus tard, je rencontre des gens s'étant rendus seuls sur ces îles et qui en gardent un souvenir merveilleux. " A part l'heure, où les touristes débarquent, c'est un vrai paradis " , me disent-ils. Bref, un conseil, allez-y seuls et évitez à tout prix de passer par une agence d'excursion, c'est nul ! Cette première image du Pérou nous déplait tant, que Léna, Tomas et moi décidons d'éviter Aréquipa, pour filer directement à Cuzco, histoire de se débarrasser au plus vite des incontournables touristiques. Au Machu-Picchu, nous nous attendons au pire !

(photo Tomas Van de Wiel)

vendredi 5 août 2011

Ascension du Sajama : 6542 mètres !




Sajama signifie " le roi des monts " en Aymara. Culminant à 6542 mètres, ce volcan éteint est la plus haute montagne d'un des pays les plus hauts du monde. Au retour du Choro-Trek, Lena, Tomas et moi décidons de relever le défi : atteindre le sommet de cette montagne mythique. En Bolivie, il est plus facile qu'ailleurs de franchir la barre symbolique des 6000 mètres d'altitude. Les courses sont généralement moins techniques que dans l'Himalaya et le coût des expéditions dix fois moins élevé. Alors, quitte à échouer dans notre tentative, nous ne voulons pas rater l'occasion de vivre cette aventure. Ce serait mon premier 6000 mètres ! Après avoir hésité à nous attaquer aux pics de Huyana-Potosi ou Illimani, qui dominent la capitale bolivienne, notre choix se porte sur le Sajama, moins fréquenté et aussi le plus haut du pays. A La Paz, nous trouvons une agence spécialisée en andinisme, qui nous semble sérieuse et relativement bon marché. Elle nous fournit deux guides de haute montagne et tout le matériel nécessaire.






Lundi 1er août, nous prenons la route à travers la partie septentrionale de l'Altiplano. Après quatre heures d'un défilé de paysages des plus surprenants, nous arrivons au pied du géant andin. Nos guides, Lorenzo et Benancio, sont deux frères dans la trentaine. Ils sont Aymaras et nous communiquons avec eux en Espagnol. Ce sont deux forces de la nature, des machines à respirer, aux narines extra larges et aux cages thoraciques dilatées. Ils passent leur vie à grimper des montagnes. Le Sajama ? Pas de problème ! Un jour Lorenzo a même participé à une partie de foot organisée sur le sommet ! Pour porter le matériel de montagne jusqu'au campo-bajo, où nous devons dormir le soir même, nos guides ont prévus des ânes... pas très dociles, mais c'est toujours autant d'efforts d'économisés. Le paysage de cette première randonnée, parsemé d'étonnantes mousses vertes géantes et préhistoriques, est tout à fait surréaliste. Nous arrivons sans mal à notre première escale nocturne, située à 4700 mètres, soit la hauteur du Mont-Blanc ! Le manque d'oxygène commence à se ressentir et la nuit est bien froide. A trois sous notre petite tente, nous dormons très mal.


Le jour suivant, nous grimpons, durant plusieurs heures, un grand pierrier. Malgré mes vieilles chaussures de sport, éventrées et totalement inadaptées, j'arrive au campo-alto une demi heure avant mes collègues. Pour l'instant, malgré l'altitude élevée, cela reste de la randonnée classique. Le campement est situé à 5700 mètres d'altitude. Ce jour là, le site est très fréquenté car il y a un groupe d'alpinistes européens d'une douzaine de personnes. Au bord de la falaise, il n'est pas facile de trouver une plateforme où poser le tente.










Nous nous couchons à 18h00 car, le lendemain, il nous faut partir à 2h00 du matin. La dernière étape est enneigée et il est nécessaire de la faire de nuit, lorsque la glace est la plus ferme. Durant ces quelques heures de soi-disant repos, Lena, Tomas et moi ne pouvons pas fermer l'oeil une seule minute. La nuit, les températures deviennent glaciales, des rafales de vents balayent la tente et nous avons vraiment du mal à respirer. Tout habillés dans nos sacs-de-couchages résistants à -15 degrés, nous commençons à décompter le temps qui nous rapproche de la délivrance.




Au beau milieu de la nuit, il nous faut nous équiper tous les trois dans notre petite tente. Dehors, il fait trop froid. Il fait trop noir. C'est un véritable exercice de contorsioniste. Je mets dix épaisseurs de vêtements hauts, trois pantalons, trois couvre-chefs, trois paires de gants, deux paires de chaussettes, une paire de bottes glaciaires, des guêtres... Tomas est ébété par l'altitude et n'arrive pas à s'habiller tout seul. Lena doit l'aider. Hors de la tente, le supplice commence. Il doit durer sept heures pour arriver à franchir les 800 derniers mètres qui nous séparent du sommet. Une minute sans se mouvoir et nous sommes transis de froid. Encordés, cramponnés et pioletés, nous partons tous les cinq à l'assaut du glacier. Au bout de vingt minutes, Tomas s'arrête. Il n'en peut plus. Il subit le mal d'altitude. Il est à bout de force et finit par renoncer. Benancio le ramène au campo-alto.







Lena et moi continuons l'ascension cauchemardesque avec Lorenzo. Plus on monte, plus chaque pas, prend une lenteur extrême et devient, en soi, un défi. Il y a si peu d'oxygène dans l'air que tout nouveau mètre de dénivelé, nous oblige à une pause, parfois cassé en deux, à quatre pattes dans la neige, cherchant l'inspiration animale et primaire du nouveau né. Mais l'air froid brûle nos poumons sans les satisfaire. Lorenzo, en premier de cordée, tire sur le cordon qui le relie à Lena. Elle suffoque : " Momento, tranquilo... por favor ! ". Moi, je la suis, collé, pas à pas. Toutes les minutes, je lui dis en Anglais, en Espagnol, en Français : " Bien, c'est bien, très bien ! On va y arriver ! On y est presque ! " Et c'est autant d'encouragements que je me lance à moi-même. "Prends ton rythme, on a le temps, on a toute la nuit pour y arriver! " Lena grommèle des insultes en Flamant. La volonté de cette femme me pousse à l'admiration et me redonne un peu d'énergie. Au fil des heures, on croise certains escaladeurs qui redescendent. Ils abandonnent, trop dur, pas assez en forme ce jour là. Sur les douze alpinistes, tous amateurs confirmés, seul sept d'entre eux arriveront aujourd'hui au sommet ! La montagne impose l'humilité aux hommes qu'elle daigne accepter.



A mi parcours, il nous faut escalader des parois. Sur notre côté, la pente blanche et glacée se précipite, se perd, de manière vertigineuse dans l'obscurité infinie de la nuit. J'ai pris les photos sur le chemin du retour. A la clareté du jour, je réalise qu'au moindre faux-pas de l'un de nous, c'eut été la chute assurée. La corde qui nous relie constitue une responsabilité commune quant à la sécurité de chacun. Lorenzo n'hésite pas à nous engueuler au moindre écart de conduite : " Tu marches sur la corde... Mets pas tes crampons comme ça dans la neige... Le piolet, c'est comme ça qu'il faut l'utiliser... " Je mesure seulement maintenant l'inconscience de notre inexpérience.



Au dernier tronçon du parcours, Benancio, qui nous a rejoint, s'encorde à Lena. Elle est plus lente que moi et je continue seul avec Lorenzo. Les premières lueurs du jour se font sentir et j'encourage Lena une dernière fois avant de la quitter : " On va y arriver, regarde, le jour se lève. C'est beau. L'ombre de la montagne sur la plaine. " " Qu'est-ce que j'en ai à foutre ! ", me répond-elle, les larmes aux yeux. Maintenant, c'est moi qui subit seul le rythme effréné de Lorenzo. J'ai l'impression d'être un chien qu'on tire en laisse. Plusieurs fois, je crois que je vais finir par perdre connaissance. Je ne pense plus qu'au présent : à chaque pas, trouver le meilleur appui pour mes crampons, dans quelques interstices de glace, sur cette pente à 45 degrés. Il n'y a plus de passé, plus de futur. Je ne sais même plus ce que je fais là, face à un présent, terrible à assumer, seul, sans pensées possibles. Lena, quelques dizaines de mètres en dessous, où quelques dizaines de minutes, se bat seule, elle aussi. Je la sens perdue. Je pense qu'elle n'y arrivera jamais. C'est trop dur.



Et puis à un moment, comme une surprise inattendue, la montagne s'arrondit. Je touche au but. Le sommet est là, à porté de quelques pas. Un dernier effort, mes ultimes forces me portent au plateau plat qui surmonte le monstre andin. Ça y est, j'y suis arrivé, c'est fini ! Je regarde l'horizon sans même pouvoir me réjouir. Le vent souffle fort. Il fait froid. Je n'ai qu'une seule idée : redescendre, quitter au plus vite cet enfer glacé. J'ai accompli quelque chose qui ne semble m'apporter aucun contentement. " Quieres que saqué una foto ? " me dit Lorenzo, en prenant mon appareil. Oui, une photo, pourquoi pas ? Je m'en fout. Que m'importe. Je suis sûre que Lena a abandonné. A quoi bon prolonger le supplice. Je suis à bout de forces. Je ne pense qu'à quitter ce lieu qui n'est pas fait pour les Hommes.



A peine ai-je quitté le sommet, que je vois apparaître devant moi, deux silhouettes, dont une combinaison rouge : " Lena ! Non ? Tu es là ! " Cela me remplit de joie, plus que j'en ai ressenti pour moi-même. L'effort a été trop grand. Il faut un catalyseur, une communion, pour comprendre et pouvoir s'émouvoir. Je m'apprête à faire demi-tour pour partager la victoire avec elle. Mais je suis si fatigué. Je ne suis redescendu que de quelques mètres mais je n'ai plus le courage de revenir en arrière. Je laisse Lena seule achever sa course.



La redescente devrait être plus rapide. Elle n'en ai pas moins pénible. Depuis deux jours, je n'ai quasiment pas dormi et je suis littéralement épuisé. A titre d'encouragement, Lorenzo, bougon, me dit : " Ce n'est pas comme ça qu'on redescend avec des crampons ! " Lui aussi est en manque de sommeil et son humeur est acerbe. Je tache de placer au mieux chacun de mes pas dans les épis de glace et je lutte véritablement contre l'endormissement. Je n'ai qu'une envie : m'arrêter là et dormir, réchauffé par les premiers rayons du soleil. La descente, bien que deux fois plus rapide, me semble interminable. A midi, je regagne enfin le campo-alto, après une marche infernale et continue de dix heures ! Tomas nous voit , Lena et moi, redescendre l'un après l'autre, comme des zombies, incapables de tenir sur leur membres décharnés. Cela le conforte dans l'idée que, dans son état, il ne serait jamais arrivé au sommet. Le Sajama a pris en sacrifice nos enveloppes charnelles et nous errons désormais comme des âmes égarées. Pourtant, à peine avons nous rejoint le campo-alto, sans prendre le temps de nous restaurer, il nous faut plier les tentes et, dans la foulée, redescendre cette foutue montagne, de nos pas incertains. A cause du froid et de l'altitude, rester serait plus difficile encore. A 16h00, nous arrivons finalement au campo-bajo, où nous prenons enfin une collation, la première depuis vingt quatre heures ! Cela nous ranime suffisament pour effectuer les deux dernières heures de marche qui nous séparent de notre point de départ. Là, à 4200 mètres d'altitude, nous plantons notre bivouac près d'une fermette abandonnée. L'air nous semble doux et respirable. Dans cette nature bucolique, face au géant blanc, nous pouvons enfin trouver un profond sommeil, fier de notre exploit, que nous ne souhaitons, au grand jamais, renouveler.



Le lendemain et dernier jour, une ultime heure de marche, nous conduit à agua-caliente, une ferme entourée de sources naturelles d'eau volcanique, chaude et sulfureuse. Il y a un petit bassin en pierre, d'une température de 30 degrés, dans lequel nous nous plongeons avec délice. C'est la première fois que je retire mes vêtements depuis trois jours. Face à la montagne qui nous a fait tant souffrir, nous passons une heure dans ce spa naturel qui efface toutes nos peines. Chacun de nous a récupéré ses forces et nous jouissons tous ensemble béatement de ce moment de parfaite harmonie. Le paysage étrange et magnifique appelle à la contemplation. Lena et Tomas sont aux anges. Et si on vivait là pour toujours ?



L'ascension du Sajama est sans doute l'expérience physique et mentale la plus dure de mon existence. Mais je redescends la montagne le coeur chargé d'un trésor difficilement définissable. Et, alors que la veille je portais en horreur le roi andin, je regarde maintenant le Sajama avec l'envie de grimper d'autres montagnes. En Himalaya peut-être ? Avec une meilleure préparation, je me dis que ce doit être moins pénible, que je pourrais peut-être profiter quelques instants, au sommet, du fruit de mes effort. Ai-je le fantasme d'un jour où l'ascension ne serait que du bonheur ou bien suis-je, à jamais, atteins par l'addiction des sommets ?