Après quinze jours passés à Tarapoto, je reprends la direction de la selva. Aucune route ne dessert Iquitos, la capitale du Loreto, qui compte pourtant 370 000 habitants. Le seul moyen de se rendre dans cette ville, autrement que par les airs, est de prendre un bateau à Yurimaguas, pour descendre le rio Huallaga. J'achète un billet (à 7 euros) pour Lagunas, une communidad située à environ 200 kilomètres de là, soit à onze heures de navigation ! Ce village est limitrophe de la Réserve Nationale Pacaya-Samiria, la seconde du Pérou en superficie. Je me dis que c'est sans doute un bon point de départ si je décidais de m'aventurer dans la forêt. En arrivant au port, j'apprends qu'il n'y a pas de départ avant le lendemain matin. On me conseille d'aller m'acheter un hammac et de m'installer sur le pont pour y passer la nuit. Le jour suivant, le Romantico II quitte le petit port de Yurimaguas. Sa cale est remplie de provisions en tout genre et, sur le pont intermédiaire, a poussé une forêt de hammacs. Ces embarcations à fond plat, sont l'unique moyen de transport de la région, tant pour les hommes, pour les animaux, que pour toutes sortes d'outils et de matériaux. Ce sont de véritables petites Arches de Noé, qui assurent l'approvisionement de toutes les petites communidades, implantées le long de la rivière. Le chargement et le déchargement sont de vrais spectacles. Pour ma part, je suis presque tout seul sur le pont supérieur, à coté de la cabine du Capitaine, d'où je jouis d'une grande tranquilité et d'une relative fraicheur. Alongé au-dessus des flots, je vois s'éloigner les derniers reliefs andins, puis défiler les rives boisées de la rivière. J'aborde un paysage nouveau de mon voyage. La selva est dense à perte de vue. Et la platitude de la géographie la donne à voir comme une immense mer verte aux dimensions infinies, agrémentée par les vagues de quelques arbres sur-dimensionés. Malgré la pollution certaine des eaux, qui servent généralement d'égout, les animaux sont encore nombreux. Je vois quelques dauphins d'eau douce et des oiseaux de toutes sortes. Au milieu du rio, la qualité de la lumière est vraiment exceptionelle. Au fil des heures se décline toute une palette de tons pastels, qui se reflètent dans les eaux, avant de mourir, le soir venu, dans des rouges flamboyants. Baigné par la chaleur hummide de cet immense hammam naturel, je comprends que j'ai pénétré dans un monde nouveau : la forêt amazonienne.
A bord du bateau, il n'y a que trois autres occidentaux, deux Canadiennes et un Américain, qui travaillent actuellement dans une O.N.G. à Tarapoto. Ils prennent quelques jours de vacances pour aller faire un tour dans la selva. Les quatre-vingt autres passagers sont tous des locaux qui regagnent leurs pueblos, après quelques jours en ville. Maintenant que je voyage à nouveau seul, je suis en pleine immersion linguistique et ce tour en bateau est l'occasion idéale pour pratiquer mon mauvais Espagnol. Depuis que je suis au Pérou, je trouve les gens particulièrement aimables, mais en Amazonie, ils sont tellement gentils, qu'en bon occidental, cela me parrait parfois presque suspect : " Mais qu'est.ce qu'ils me veulent ? " Rien, c'est simplement comme ca, ici, les relations entre humains. Les codes sont très différents. Les gens sont francs, directs, sans aucun faux semblants et sans manières apprétées. Au début, c'est persque intrusif, ces regards persistants. Puis, on s'habitue, car il n'y a pas de mal. Un étranger, il est différent, alors on le regarde avec attention, de manière soutenue. Ce n'est pas pour le géner, c'est juste de la curiosité.
Sur le pont, je rencontre José. Il habite Lagunas et il est guide dans la réserve Pacaya-Samiria. Il m'invite à une fête organisée le lendemain soir chez Manuel, son boss. Je fais aussi la connaissance de Paulo-Armando, un negocio, venu à Yurimaguas pour acheter une quarantaine de poulets, qu'il compte revendre à Lagunas, où il tient son commerce. Il a le type indien et je lui demande s'il connait ses origines ethniques, s'il parle une autre langue que l'Espagnol. En riant, il me répond que non : " A Lagunas, nous sommes des civilisés ! Nous avons de l'éducation ! Nous ne sommes pas des sauvages de la forêt avec des plumes sur la tête ! ". Dans nombre des petits villages de la selva, beaucoup de gens aspirent à un mode de vie occidental, souvent au mépris de leur culture d'origine. En anthropologie, ces populations sont qualifiées de métisse, culturellement parlant. La défense de l'indianité se trouve généralement chez les gens les plus cultivés, au sens occidental du terme. C'est comme si les personnes les plus éloignées de leurs racines, ressentaitent, plus que les autres, le besoin identitaire comme une urgence à défendre leur culture d'origine en voie de disparition. Les autres souhaitent le plus souvent se tourner vers la modernité, sans avoir conscience de la perte culturelle que cela engendre.
A Lagunas, il n'y a l'électricité que depuis quelques années seulement. Elle est produite par un générateur qui marche au pétrol et elle n'est disponible que quelques heures chaque soir. Avec elle, sont apparus dans chaque foyer, télévision et téléphone portable. Pour ce qui est d'internet, la seule possibilité se trouve, pour l'instant, dans une boutique où il y a quatre vieux ordinateurs et une connection extrèmement mauvaise. Mais quelques heures de télévision chaque soir, avec ses images de paradis artificiels, présentés dans les publicitées, les novelas et les jeux stupides, suffisent à créer de nouvelles aspirations. Les images difusées d'un Pérou imaginaire, qui aurait un mode de vie à l'Américaine et oú tout le monde aurait la peau claire, sont sans aucun rapport avec la réalité de la plupart des Péruvien. Mais qu'importe la schizophrénie, elles attirent irrésistiblement tout un potentiel de comsommateurs dans la grande machine capitaliste, toujours en quête de croissance. Il est regrétable que le développement commence toujours avec les choses les plus néfastes du monde dit civilisé. Et tous ces gens se soucient peu des contingences environementales. Ici, la forêt recule chaque jour davantage mais les population qui l'habitent la considère encore comme une source inépuisable de richesse. Bref, on est mal barré !
J'arrive à Lagunas à la nuit tombée et trouve une chambre chez une habitante. Au matin, je découvre le village. Il se compose d'une rue principale sur laquelle débouchent quelques pistes en terre, envahie par les herbes. Au milieu d'un champs, une immense place centrale en construction préfigure le futur centre de l'aglomération. Apparement, on envisage les choses en grand. Le projet de route jusqu'à Iquitos se précise et celle-ci devrait passer par ici. Mais pour l'instant, il n'y a que quelques constructions en bois, éparses le long du maillage planifié. Les bâtiments se construisent tous de la même facon. On commence par faire un haut-vent, puis on met quelques planches pour délimiter un intérieur. Quand on a plus d'argent, on remplace le rideau par une porte d'entrée, puis quelques cloisons intérieures, en fonction des besoins. Avec le temps, à la place des cloisons en bois, on construit des murs en béton, l'un après l'autre, en commencant par celui de la facade principale. Quand tous les murs sont finis, après quelques années, on se fait un sol en ciment, puis un beau toît en tole ondulée. Aujourd'hui, avec ces facades qui flottent parfois dans le néant, le village ressemble à un décor de cinéma pour weterns. Cette esquisse urbaine n'est pas sans un certain charme. Les bâtiments justifient leurs fonctions par des représentations symboliques réduites à l'essentiel ; un haut -vent avec trois bancs et un vieux agenouillé devant un pupître suffisent à comprendre : ah, voilà l'église ! Je prends plein de photos car je sais que dans 20 ans, ce petit village n'aura plus rien à voir. Ce sera certainement une ville de la taille actuelle de Tarapoto. Pour l'instant, On a l'illusion, qu'ici, tout serait possible et c'est bien le danger. J'ai le sentiment de me retrouver à l'époque de Buffalo-Bill, sauf qu'ici, il faudrait appeler la colonisation de la forêt, la conquète du Far-East ! Et, les colons sont des indiens, qu'on appelle oficiellement " civilisés ", car coupés depuis plusieurs générations de leurs racines. Dans ce contexte expansioniste, à part les grands parques nationaux, il est illusoire de croire qu'il va encore rester un peu de forêt amazonienne pour la génération à venir. Je vous le dis, on est mal barré !
Le soir, je vais à la fête chez Manuel. Il recoit, dans sa maison et pour une durée de 24 heures, l'Icône del Señor de los Milagros, très vénérée au Pérou. Dans chaque ville, il y a une reproduction de l'originale qui siège à Lima. Durant tout le mois d'octobre, les habitants se relaient pour acceuillir l'image sainte chez eux et l'honnorer en faisant la fête. Les reproductions sont de différentes qualités. Ici, c'est une simple photocopie couleur, mais qu'importe ! Nous sommes le 31 octobre et c'est le dernier jour où le Seigneur des Miracles est célébré. Alors on a décoré les lieux à ses couleurs, violet et blanc, et c'est bien le principal. A la tombée du jour, un prêtre vient faire son office, puis deux tambours et une flute vont jouer pendant 24 heures, sans s'arrêter ! Tout le village est invité. Comme il n'y a pas assez de places à l'intérieur de la maison, on a aussi disposé des bancs dans la rue. Tout le monde vient danser, un pas en avant, un pas en arrière, devant l'Icône, au son rythmé des tambours. Et puis on boit beaucoup d'alcool, de fabrication " maison ". Il s'agit d'une sorte de bière, fait à partir de canne à sucre et de manioc maché, puis recraché dans de grands tonneaux, ce qui assure une fermentation efficace ! La préparation est un peu ragoutante mais il est tout à fait incorrect de refuser un verre, alors, à partir du troisième, on fait abstraction ! A tour de rôle, chacun doit faire tourner la bouteille, servant l'un après l'autre tous les invités, qui doivent boire un grand bol, cul sec. Le dernier prenant la place du serveur, les bouteilles tournent ainsi sans discontinuité, pendant 24 heures, le temps de vider les 600 littres de préparation ! Au milieu de la nuit, tout le monde est bien chaud. Ca danse, ca boit, ca fume, ca rigole, avant de finir par rouler sous la table. C'est pour le moins une réappropriation originale, mais sincère, du culte catholique !
Le jour suivant, Paulo-Armando me recoit chez lui, une barraque faite de quatre planches, avec un sol en terre battue. Il a acheté ce terrain de 130 m2, sur " l'avenue principale de la ville ", il y a trois ans pour la modique somme de 150 euros ! Il me fait aussi visiter son campo, situé à 4 kilomètres de la place centrale. C'est un bout de forêt tropicale, de 64 hectares, qu'il a acheté il y a six ans, 500 euros ! Il compte y construire un complexe hotelier pour les touristes, qu'il espère de plus en plus nombreux, à venir visiter la réserve. Je lui dit qu'il a intérêt à réaliser son projet dans le respect de l'environnement car c'est l'avenir et c'est seulement ainsi qu'il aura des clients... A côté de son terrain, il me montre un champs : "Avant, les avions colombiens aterrissaient ici pour faire le traffic de cocaïne ". De nombreuses personnes du village travaillaient alors dans la culture de la coca et dans sa transformation en base... Au retour, sa femme me demande : " Alors, ca te plait Lagunas ? C'est une grande ville ! " Je réponds : " Oui, c'est une grande et très jolie ville. Mais il n'y a pas d'école ou bien c'est les vacances, car je vois pleins d'enfants partout qui jouent dans la rue ? " " Si, il y a une école mais en ce moment, elle est fermée. Les professeurs sont en grève car ils attendent de recevoir plusieurs mois de salaires en retard de la part du gouvernement."
Aujourd'hui, les Indiens, ce sont de vrais cow-boys !
Le 2 novembre, c'est la fête des défunts. A la cantine du coin, je rencontre Pedro, le medecin du pueblo et Vicente, l'obstétricien. Ils sont ici pour une période de un an et me racontent l'exercice de leur profession dans cette communauté pauvre du Pérou et dans les coins les plus reculés de la selva. Nous passons l'après-midi à discuter, avant de nous rendre ensemble au cimetière. Tout les villageois y sont réunis pour honnorer leurs morts, en venant partager avec eux, sur leurs tombes, ce qu'ils aimaient le plus, comme plats, alcools et musique ! C'est joli, il y plein de petites bougies partout. L'ambiance est joyeuse et festive. Certains sont même passablement éméchés, ayant abusés des présents apportés. Pedro m'enmène ensuite visiter l'hopital où il travaille avec son unique collègue. Le bâtiment est immense et flambant neuf, mais totalement vide. Pedro m'explique alors que Lagunas était, il y a quelques années, une plaque tournante du marché de la cocaïne. Mais le gouvernement a mis fin au traffic et, en contre partie de la perte économique pour les habitants, il a investi dans beaucoup d'infrastructures. Cette petite communidad est en train de se transformer en vraie ville. Très prochainement, elle sera le port le plus proche pour aller à Iquitos, remplacant Yurimaguas, et aussi la porte d'entrée privilégiée pour aller dans la Réserve Pacaya-Samiria. Les hommes avancent, la forêt recule et, aujourd'hui, les Indiens, ce sont de vrais cow-boys !
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