" Bahia terra de todos nós " est inscrit sur de grands panneaux publicitaires, en ce moment, partout dans la région. Il faut croire qu'on ait besoin de l'écrire pour s'en convaincre... Porto Seguro est la première ville fondée par les Portugais, près de l'endroit où a été decouvert le Brésil par Pedro Alvares Cabral le 22 avril 1500. S'en ait suivi, l'immigration portugaise puis européenne, la quasi disparition des Indiens, l'importation d'esclaves africains. " Terra de todos nós ? ", curieusement la région de Porto Seguro m'a offert l'occasion de vivre en quelques jours un condensé de la question.
A 20 kilomètres au nord de Porto Seguro, le Rio do Sul marque une frontière tangible entre deux mondes. En franchissant cette insignifiante rivière sur une ultime lancha, je quitte une côte sauvage de Bahia et me retrouve, à Santa Cruz Cabrália, soudain projeté dans une sorte de Côte d'Azur populaire. Après une semaine en pleine nature, je peine à me faufiler dans les embouteillages de bus à touristes suintants la crème solaire. La ville basse de Porto Seguro est un temple de la consommation d'objets inutiles et de mauvais goût. Le soir, des hordes de beaufs brésiliens, venues des quatres coins du pays, déambulent dans les rues. Comme partout au Brésil, les gens de la classe moyenne boivent des cannettes de bière qu'ils jettent ensuite par terre. Les plus pauvres se précipitent sur ces latas vides dont ils remplissent de grands sacs pour revendre ensuite l'aluminium au poids. Au Brésil, rien ne se perd, tout se transforme. Par cette grande procession, chacun effectue ainsi une sorte de pèlerinage rituel au centre fondateur de la nation.
Pour échapper à la populace, je gravis la colline où se trouve encore le premier village brésilien fondé par les Conquistadors. Devant la stelle originelle dressée par les Portugais, je pense avoir abouti une étape de mon voyage que je pourrai appeler : le chemin de la découverte du nouveau monde. Ironie de l'histoire, c'est dans ce village que je vois mes premiers vrais-faux indiens : des enfants déguisés qui tentent d'emplummer le touriste. Les vrais indiens locaux, les Tupiniquins, ont été décimés au cours du XVIème siècle. Sur le litoral bahianais, de la grande famille des Tupis-Guaranis, il ne reste que quelques descendants des irréductibles Pataxós encore établis un peu plus au sud.
Déçu par l'ambiance de Porto Seguro, je quitte la ville en traversant le rio Buranhém. Sur l'autre rive, la petite ville d'Arraial d"Ajuda n'a rien à voir. C'est tout de suite beaucoup plus chic, un peu le Saint-Trop' brésilien. Sur le bac je fais la connaissance de Junio, un jeune venu passer l'été ici pour gagner un peu d'argent avant de partir faire un voyage à vélo dans le Nordeste ! Actuellement il a investi dans un appareil de photo étanche et photographie les touristes sous l'eau, la tête au milieu de poissons multicolores, ce qui offre un résultat du meilleur effet. Junio m'offre un verre chez lui et il m'emmène à la plage découvrir la faune locale très bling-bling. C'est un vrai cliché de LA plage brésilienne comme on l'imagine en France : des tops models qui prennent la pose sur leurs chaises longues, vêtues de bikini, bracelets, boucles d'oreilles et indispensables lunettes de soleil de marque, des surfeurs body-buildés qui marchent les pieds dans l'eau en mattant les filles. Question sport: hobbit-cat, body-board, kites surf et autres baptèmes de parapente, sans oublier boire des bières et caïpirinhas à volonté. Junio me propose de rester chez lui le week-end pour faire la fête. Mais je ne suis pas trop attiré par cette ambiance superficielle et décide de continuer ma route pour trouver un endroit plus tranquille.
J'arrive au coucher du soleil à Trancoso. Le village n'est pas du tout tranquille mais plutôt fashion. Je vois un panneau indiquant la direction d'un camping. Je me dis: "Pourquoi pas finalement, au moins j'aurai des sanitaires." Je suis l'indication et descends un sentier menant à un petit vallon perdu, planté de bananiers bordant une étendue d'eau que traversent de petits ponts. Il s'échappe du lieu une musique électronique tout à fait inattendue en ces lieux. Apparement le patron du camping est DJ et exerce son art tous les soirs. Il fait du bon son, l'endroit est paradisiaque, la nuit tombe alors je pose rapidement ma tente parmis la dizaine d'autres déjà en place. Je vais ensuite faire connaissance avec mes voisins, avant de me rendre compte qu'ils sont tous sous drogues dures : qui en train de se faire une piqûre d'héro, qui en train de fumer du crack... Bon, il est trop tard pour trouver un autre lieu et je ne ressens aucun climat d'insécurité. Je me dis que je verrai bien ce que me réserve la providence et retourne diner en ville. Quand je reviens, vers 23h00, toute la bananeraie est éclairée en lumière noire qui se projete sur des totems psychadéliques accrochés dans les arbres. Le DJ est à fond et le rythme de sa musique répond à celui des crapeaux de la marre. Le résultat est complètement onirique et je me laisse vite aller à danser avec les autres campeurs qui ne sont pas encore tombés. Le lendemain, je fais la connaissance de certains, un peu moins défoncés au réveil. Il y a Crazy, qui a passé quelques années en France mais qui ne s'est jamais aclimaté à la froideur des Français. Il y a Maela, une jeune hollandaise en pleine descente, qui a mal aux dents à cause de la drogue. Je lui donne ma bouteille d'eau et lui découpe quelques fruits. Il est 7h00 du mat, les premiers pets' tournent déjà et je m'éclipse rapidement, toujours en quête de paradis moins artificiels.
Trancoso n'est pas encore le lieu correspondant à mes attentes et je continue à suivre le littoral plus au sud sur une piste particulièrement difficile. Le chemin est tellement pentu et escarpé que je suis obligé de pousser le vélo la moitié du temps, sur une distance de 40 kilomètres. Dans les descentes, c'est pire, je suis obligé de le freiner en permanence pour ne pas être entrainé dans le ravin par son poids. Je fais trois chutes de suite, heureusement je m'en sors avec seulement quelques égratignures. En contrepartie de mes efforts, je rentre dans le Parque Nacional Monte Pascoal et le paysage luxuriant est très beau. J'arrive finalement à un rio où des barques attendent le visiteur pour le mener sur la presqu'île de Caraiva. Dans ce village je retrouve l'ambiance de Mangue Seco : de petites maisons bordant des rues en sable fin, pas d'asphalte, pas de voiture, des enfants en liberté. Le village n'a pas d'éclairage publique et, le soir, seule la lumière à l'intérieur des maisons signale leur présence. C'est très tranquille, il n'y a rien à faire qu'à regarder la mer. C'est un vrai paradis pour les amoureux. Les anciens pêcheurs de Caraiva l'ont bien compris et beaucoup se sont reconvertis dans ce tourisme intimiste : pousadas en bambous, petits restos les pieds dans le sable, chandelles... le tout évidement vendu au prix fort. C'est très joli mais ce n'est pas encore l'ambiance que je recherche.
Je quitte Caraiva par la plage. Il n'y a pas de route pour se rendre à Ponta do Corumbau . Je me fais malheureusement surprendre par la marée montante et mon vélo, qui roule si bien sur l'estran, est incapable de se mouvoir dans le sable sec et meuble. Je me retrouve à pousser les 40 kilos de ma monture sur 20 kilomètres. Je mets quatre heures avant d'arriver sur les berges du dernier rio qui me sépare encore de Ponta do Corumbau. Là, un pêcheur me demande 20 reais pour traverser, soit dix à vingt fois plus que d'usage, alors que le rio est tout petit. Il est en position de force car il sait bien que je suis obligé de passer ici si je ne veux pas faire marche arrière. Je lui dis que c'est impossible, que je voyage à vélo, que je n'ai pas d'argent. Mais il ne veut rien entendre. Alors je reste là, un long moment, planté devant lui, assis sur mon vélo. Soudain il me dit : "C'est bon, monte, je t'enmène gratuitement". Je comprends alors en quoi consiste la force incroyable du temps. C'est ici le parfait exemple. Le temps est le plus grande énergie qui existe sur Terre. Le temps ne suit pas la même logique quantitative que la matière. Au contraire, plus on prend le temps de faire les choses, plus on a du temps devant soit. Et celui qui a des réserves de temps peut tout faire. Pour ma part, en voyageant à vélo, j'ai la chance d'être riche en temps !
A Ponta do Corumbau, je trouve enfin le coin sauvage du littoral bahianais que je cherchais. Ici, il n'y a pas de pousadas, il y a seulement une épicerie et un restaurant pour quelques vacanciers de passage. C'est le dernier village de la côte où il reste encore quelques indiens Pataxós. Les autres communautés indiennes que j'ai traversé sont situées un peu plus dans les terres.
A peine ai-je posé le pied hors de ma barque que je rencontre Rafaël, un jeune Ingénieur Agronome, de São Paulo, reconverti en artesão pour voyager.
Il a quitté São Paulo il y a quatre mois et vis ici depuis deux. Il souhaite bientôt poursuivre son voyage à vélo, vers le nord, décidément, encore un ! Rafaël me présente à tous ces amis: Rénato, le pêcheur qui a construit la case où il vit, Hobson avec qui il espère continuer son voyage, Imbay qui est très fier d'avoir sa photo dans un musée parisien en tant que représentant des Pataxós, Yohan un autre pêcheur indien, Honorato, le premier et sans doute dernier poète Pataxó qui conte, en vers, l'histoire du village. J'achète à ce dernier son livre pour que mon ami Stanko puisse me le traduire un jour. A l'histoire, j'ai simplement retenu que "Corumbau" signifie "Paradis loin de tout" en langue indienne.
Je rencontre également un couple d'estivants du Minas Gerais qui loue chaque année une bicoque ici pour être au calme. A peine les ai-je rencontré que Múcio et Cláudia m'invitent à partager leur repas. C'est comme ça ici, tout se fait simplement. Cláudia m'appelle "Djacky" et je trouve cela charmant dans sa bouche. Les Brésiliens n'arrivent pas à dire correctement mon nom. Ceux qui connaissent ce nom me disent, avec un petit sourire : "Ah, como Jacques Leclerc!". Depuis que j'ai compris, c'est moi qui leur dis : " Jacques como Jacques Leclerc " et qui les fait rire avec ca. Longtemps, j'ai opiné de la tête sans savoir qui était cette illustre personne. Un jour, face à une télé, c'est la révélation: il s'agit d'un personnage, on ne peut plus bouffon, de la Novela du moment. Je passe deux jours merveilleux dans ce bout du monde, invité à partager un moment la vie des uns et des autres. A marée basse, la pointe de Corumbau découvre un très long banc de sable qui se perd dans la mer, le soleil se couche les jeunes jouent au ballon sur la plage. Tout est paisible. Ici on essaie de continuer à vivre comme on a toujours vécu.
C'est difficile de ne pas rester plus longtemps en ce lieu mais une route encore longue m'attend et m'appelle. Pour rejoindre Itamaraju, je traverse le Parque Nacional do Monte Pascoal et le Parque Nacional do Descobrimento. La piste monte peu à peu à travers des côteaux plantés de caféiers derrière lesquels apparait l'impressionant Monte Pascoal. C'est la première montagne vue de la mer par les Portugais en 1500. Ces derniers jours de piste ont mis mon vélo à dure épreuve et je crève à nouveau. Je n'ai plus de quoi réparer et je suis obligé de regonfler dix fois avant d'arriver à Guaranis où je trouve de jeunes mécaniciens trop heureux de voir un si beau vélo.
Tout ceci me fait perdre beaucoup de temps et je me fais surprendre par la nuit. Je me perds et finis par décider de planter ma tente sur une parcelle herbeuse qui longe la route. Je n'ai pas d'autres choix car toute la campagne est occupée par d'immenses fazendas soigneusement entourées de barbelés. Il n'y a personne et j'ai seulement un peu peur de marcher sur un serpent avec mes tongs. J'en ai vu plein écrasés sur la route que les Brésiliens nomment tous sous le nom peu avenant de "cobra" ! Epuisé par les côtes de la journée, je m'endors rapidement. Mais deux heures après je suis réveilleé par un bruit de moteur et des phares puissants orientés sur ma tente. J'entends le véhicule se rapprocher et pense : "Mais il va pas m'écraser quand même, ce con!" . Je sors précipitament et me retrouve ébloui par un énorme Land-rover. Un homme me demande ce que je fais là. Je ne vois rien et lui fais signe de baisser ses phares. Il s'exécute et je me retrouve face à deux types qui me tiennent en joue, l'un avec un pistolet, l'autre avec un fusil à pompe ! Jusqu'ici, les Brésiliens m'avaient habitué à un autre accueil ! Je comprends tout de suite, à l'allure du petit bonhomme grassouillet, qu'il s'agit du Fazendeiro voisin et que le maigre doit être son homme de main, venus surveiller le précieux bien foncier. Beaucoup de gens sont "sans-terre" au Brésil et il arrive qu'il y ait des mouvements d'"insertion" de population là où il y a de la place disponible. Et ceci est la phobie des fermiers. J'explique à mon interlocuteur que je suis Français, que je voyage à vélo, que je me suis perdu et que je n'ai pas trouvé d'autre endroit pour la nuit. Je me demande de quoi il se mèle vu que je ne suis pas chez lui. Il me répond qu'il ne pourra dormir tranquille si je reste ici, que c'est très dangereux. Je pense : " Tu m'étonnes avec des gars de ton espèce qui dégaine leur arme à la moindre ocasion ! " mais je ne parle assez bien portugais pour lui dire ma façon de voir les choses et me contente de lui dire que s'il a autre chose de mieux à me proposer ce serait parfait. Les deux types remontent dans leur véhicule, discute un moment et me laisse à mon sort. Belle et nécessaire intervention ! C'est drôle quand je croise un pauvre, il me dit ici ce n'est pas dangereux, mais vient chez moi tu seras mieux et il m'offre à diner. C'est parfois à se demander s'il ne faudrait pas retirer un peu d'argent aux riches pour les rendre meilleurs ! Le lendemain matin, je quitte les lieux à l'aube pour ne pas me prendre du plombs dans les fesses. J'arrive tôt à la petite ville provinciale de Itamaraju où je souhaite prendre un bus pour Rio de Janeiro. Je suis épuisé physiquement, le vélo n'est pas en bon état, mes amis m'attendent depuis un mois à São Paulo, mon visa n'est pas éternel, le Brésil coûte cher, l'état suivant de Espirito Santo ne semble pas des plus intéressants... autant de raisons qui me poussent à mettre un petit coup d'accélerateur à mon voyage.
Je quitte Bahia avec pleins d'images en tête. J'ai croisé ici tellement de gens aux vies si différentes les uns des autres. Et ce Brésil, qui n'a que 500 ans, m'interroge, tant il est varié par sa population. Il y a ceux qui boivent des bières et ceux qui ramassent les cannettes vides. Il y a ceux qui rêvent d'un monde futur très "bling-bling", ceux qui se droguent pour ne pas voir le monde présent et ceux qui veulent croire que le monde passé existe encore. Il y a ceux à qui on a pris la terre, ceux à qui on en a jamais donné, qui ne possèdent rien ici bas et il y a ceux qui sont propriétaires de milliers d'hectares et qui n'hésitent pas à dégainer le fusil pour défendre ce qu'ils estiment être leurs biens personnels. Brasil... il y a effectivement une place et un rêve possible pour chacun sur cette terre brésilienne. "Terra de todos nós", certes, mais que chacun reste bien à sa place sur cette terre là, car il n'est pas question de partage equitable.
A 20 kilomètres au nord de Porto Seguro, le Rio do Sul marque une frontière tangible entre deux mondes. En franchissant cette insignifiante rivière sur une ultime lancha, je quitte une côte sauvage de Bahia et me retrouve, à Santa Cruz Cabrália, soudain projeté dans une sorte de Côte d'Azur populaire. Après une semaine en pleine nature, je peine à me faufiler dans les embouteillages de bus à touristes suintants la crème solaire. La ville basse de Porto Seguro est un temple de la consommation d'objets inutiles et de mauvais goût. Le soir, des hordes de beaufs brésiliens, venues des quatres coins du pays, déambulent dans les rues. Comme partout au Brésil, les gens de la classe moyenne boivent des cannettes de bière qu'ils jettent ensuite par terre. Les plus pauvres se précipitent sur ces latas vides dont ils remplissent de grands sacs pour revendre ensuite l'aluminium au poids. Au Brésil, rien ne se perd, tout se transforme. Par cette grande procession, chacun effectue ainsi une sorte de pèlerinage rituel au centre fondateur de la nation.
Pour échapper à la populace, je gravis la colline où se trouve encore le premier village brésilien fondé par les Conquistadors. Devant la stelle originelle dressée par les Portugais, je pense avoir abouti une étape de mon voyage que je pourrai appeler : le chemin de la découverte du nouveau monde. Ironie de l'histoire, c'est dans ce village que je vois mes premiers vrais-faux indiens : des enfants déguisés qui tentent d'emplummer le touriste. Les vrais indiens locaux, les Tupiniquins, ont été décimés au cours du XVIème siècle. Sur le litoral bahianais, de la grande famille des Tupis-Guaranis, il ne reste que quelques descendants des irréductibles Pataxós encore établis un peu plus au sud.
Déçu par l'ambiance de Porto Seguro, je quitte la ville en traversant le rio Buranhém. Sur l'autre rive, la petite ville d'Arraial d"Ajuda n'a rien à voir. C'est tout de suite beaucoup plus chic, un peu le Saint-Trop' brésilien. Sur le bac je fais la connaissance de Junio, un jeune venu passer l'été ici pour gagner un peu d'argent avant de partir faire un voyage à vélo dans le Nordeste ! Actuellement il a investi dans un appareil de photo étanche et photographie les touristes sous l'eau, la tête au milieu de poissons multicolores, ce qui offre un résultat du meilleur effet. Junio m'offre un verre chez lui et il m'emmène à la plage découvrir la faune locale très bling-bling. C'est un vrai cliché de LA plage brésilienne comme on l'imagine en France : des tops models qui prennent la pose sur leurs chaises longues, vêtues de bikini, bracelets, boucles d'oreilles et indispensables lunettes de soleil de marque, des surfeurs body-buildés qui marchent les pieds dans l'eau en mattant les filles. Question sport: hobbit-cat, body-board, kites surf et autres baptèmes de parapente, sans oublier boire des bières et caïpirinhas à volonté. Junio me propose de rester chez lui le week-end pour faire la fête. Mais je ne suis pas trop attiré par cette ambiance superficielle et décide de continuer ma route pour trouver un endroit plus tranquille.
J'arrive au coucher du soleil à Trancoso. Le village n'est pas du tout tranquille mais plutôt fashion. Je vois un panneau indiquant la direction d'un camping. Je me dis: "Pourquoi pas finalement, au moins j'aurai des sanitaires." Je suis l'indication et descends un sentier menant à un petit vallon perdu, planté de bananiers bordant une étendue d'eau que traversent de petits ponts. Il s'échappe du lieu une musique électronique tout à fait inattendue en ces lieux. Apparement le patron du camping est DJ et exerce son art tous les soirs. Il fait du bon son, l'endroit est paradisiaque, la nuit tombe alors je pose rapidement ma tente parmis la dizaine d'autres déjà en place. Je vais ensuite faire connaissance avec mes voisins, avant de me rendre compte qu'ils sont tous sous drogues dures : qui en train de se faire une piqûre d'héro, qui en train de fumer du crack... Bon, il est trop tard pour trouver un autre lieu et je ne ressens aucun climat d'insécurité. Je me dis que je verrai bien ce que me réserve la providence et retourne diner en ville. Quand je reviens, vers 23h00, toute la bananeraie est éclairée en lumière noire qui se projete sur des totems psychadéliques accrochés dans les arbres. Le DJ est à fond et le rythme de sa musique répond à celui des crapeaux de la marre. Le résultat est complètement onirique et je me laisse vite aller à danser avec les autres campeurs qui ne sont pas encore tombés. Le lendemain, je fais la connaissance de certains, un peu moins défoncés au réveil. Il y a Crazy, qui a passé quelques années en France mais qui ne s'est jamais aclimaté à la froideur des Français. Il y a Maela, une jeune hollandaise en pleine descente, qui a mal aux dents à cause de la drogue. Je lui donne ma bouteille d'eau et lui découpe quelques fruits. Il est 7h00 du mat, les premiers pets' tournent déjà et je m'éclipse rapidement, toujours en quête de paradis moins artificiels.
Trancoso n'est pas encore le lieu correspondant à mes attentes et je continue à suivre le littoral plus au sud sur une piste particulièrement difficile. Le chemin est tellement pentu et escarpé que je suis obligé de pousser le vélo la moitié du temps, sur une distance de 40 kilomètres. Dans les descentes, c'est pire, je suis obligé de le freiner en permanence pour ne pas être entrainé dans le ravin par son poids. Je fais trois chutes de suite, heureusement je m'en sors avec seulement quelques égratignures. En contrepartie de mes efforts, je rentre dans le Parque Nacional Monte Pascoal et le paysage luxuriant est très beau. J'arrive finalement à un rio où des barques attendent le visiteur pour le mener sur la presqu'île de Caraiva. Dans ce village je retrouve l'ambiance de Mangue Seco : de petites maisons bordant des rues en sable fin, pas d'asphalte, pas de voiture, des enfants en liberté. Le village n'a pas d'éclairage publique et, le soir, seule la lumière à l'intérieur des maisons signale leur présence. C'est très tranquille, il n'y a rien à faire qu'à regarder la mer. C'est un vrai paradis pour les amoureux. Les anciens pêcheurs de Caraiva l'ont bien compris et beaucoup se sont reconvertis dans ce tourisme intimiste : pousadas en bambous, petits restos les pieds dans le sable, chandelles... le tout évidement vendu au prix fort. C'est très joli mais ce n'est pas encore l'ambiance que je recherche.
Je quitte Caraiva par la plage. Il n'y a pas de route pour se rendre à Ponta do Corumbau . Je me fais malheureusement surprendre par la marée montante et mon vélo, qui roule si bien sur l'estran, est incapable de se mouvoir dans le sable sec et meuble. Je me retrouve à pousser les 40 kilos de ma monture sur 20 kilomètres. Je mets quatre heures avant d'arriver sur les berges du dernier rio qui me sépare encore de Ponta do Corumbau. Là, un pêcheur me demande 20 reais pour traverser, soit dix à vingt fois plus que d'usage, alors que le rio est tout petit. Il est en position de force car il sait bien que je suis obligé de passer ici si je ne veux pas faire marche arrière. Je lui dis que c'est impossible, que je voyage à vélo, que je n'ai pas d'argent. Mais il ne veut rien entendre. Alors je reste là, un long moment, planté devant lui, assis sur mon vélo. Soudain il me dit : "C'est bon, monte, je t'enmène gratuitement". Je comprends alors en quoi consiste la force incroyable du temps. C'est ici le parfait exemple. Le temps est le plus grande énergie qui existe sur Terre. Le temps ne suit pas la même logique quantitative que la matière. Au contraire, plus on prend le temps de faire les choses, plus on a du temps devant soit. Et celui qui a des réserves de temps peut tout faire. Pour ma part, en voyageant à vélo, j'ai la chance d'être riche en temps !
A Ponta do Corumbau, je trouve enfin le coin sauvage du littoral bahianais que je cherchais. Ici, il n'y a pas de pousadas, il y a seulement une épicerie et un restaurant pour quelques vacanciers de passage. C'est le dernier village de la côte où il reste encore quelques indiens Pataxós. Les autres communautés indiennes que j'ai traversé sont situées un peu plus dans les terres.
A peine ai-je posé le pied hors de ma barque que je rencontre Rafaël, un jeune Ingénieur Agronome, de São Paulo, reconverti en artesão pour voyager.
Il a quitté São Paulo il y a quatre mois et vis ici depuis deux. Il souhaite bientôt poursuivre son voyage à vélo, vers le nord, décidément, encore un ! Rafaël me présente à tous ces amis: Rénato, le pêcheur qui a construit la case où il vit, Hobson avec qui il espère continuer son voyage, Imbay qui est très fier d'avoir sa photo dans un musée parisien en tant que représentant des Pataxós, Yohan un autre pêcheur indien, Honorato, le premier et sans doute dernier poète Pataxó qui conte, en vers, l'histoire du village. J'achète à ce dernier son livre pour que mon ami Stanko puisse me le traduire un jour. A l'histoire, j'ai simplement retenu que "Corumbau" signifie "Paradis loin de tout" en langue indienne.
Je rencontre également un couple d'estivants du Minas Gerais qui loue chaque année une bicoque ici pour être au calme. A peine les ai-je rencontré que Múcio et Cláudia m'invitent à partager leur repas. C'est comme ça ici, tout se fait simplement. Cláudia m'appelle "Djacky" et je trouve cela charmant dans sa bouche. Les Brésiliens n'arrivent pas à dire correctement mon nom. Ceux qui connaissent ce nom me disent, avec un petit sourire : "Ah, como Jacques Leclerc!". Depuis que j'ai compris, c'est moi qui leur dis : " Jacques como Jacques Leclerc " et qui les fait rire avec ca. Longtemps, j'ai opiné de la tête sans savoir qui était cette illustre personne. Un jour, face à une télé, c'est la révélation: il s'agit d'un personnage, on ne peut plus bouffon, de la Novela du moment. Je passe deux jours merveilleux dans ce bout du monde, invité à partager un moment la vie des uns et des autres. A marée basse, la pointe de Corumbau découvre un très long banc de sable qui se perd dans la mer, le soleil se couche les jeunes jouent au ballon sur la plage. Tout est paisible. Ici on essaie de continuer à vivre comme on a toujours vécu.
C'est difficile de ne pas rester plus longtemps en ce lieu mais une route encore longue m'attend et m'appelle. Pour rejoindre Itamaraju, je traverse le Parque Nacional do Monte Pascoal et le Parque Nacional do Descobrimento. La piste monte peu à peu à travers des côteaux plantés de caféiers derrière lesquels apparait l'impressionant Monte Pascoal. C'est la première montagne vue de la mer par les Portugais en 1500. Ces derniers jours de piste ont mis mon vélo à dure épreuve et je crève à nouveau. Je n'ai plus de quoi réparer et je suis obligé de regonfler dix fois avant d'arriver à Guaranis où je trouve de jeunes mécaniciens trop heureux de voir un si beau vélo.
Tout ceci me fait perdre beaucoup de temps et je me fais surprendre par la nuit. Je me perds et finis par décider de planter ma tente sur une parcelle herbeuse qui longe la route. Je n'ai pas d'autres choix car toute la campagne est occupée par d'immenses fazendas soigneusement entourées de barbelés. Il n'y a personne et j'ai seulement un peu peur de marcher sur un serpent avec mes tongs. J'en ai vu plein écrasés sur la route que les Brésiliens nomment tous sous le nom peu avenant de "cobra" ! Epuisé par les côtes de la journée, je m'endors rapidement. Mais deux heures après je suis réveilleé par un bruit de moteur et des phares puissants orientés sur ma tente. J'entends le véhicule se rapprocher et pense : "Mais il va pas m'écraser quand même, ce con!" . Je sors précipitament et me retrouve ébloui par un énorme Land-rover. Un homme me demande ce que je fais là. Je ne vois rien et lui fais signe de baisser ses phares. Il s'exécute et je me retrouve face à deux types qui me tiennent en joue, l'un avec un pistolet, l'autre avec un fusil à pompe ! Jusqu'ici, les Brésiliens m'avaient habitué à un autre accueil ! Je comprends tout de suite, à l'allure du petit bonhomme grassouillet, qu'il s'agit du Fazendeiro voisin et que le maigre doit être son homme de main, venus surveiller le précieux bien foncier. Beaucoup de gens sont "sans-terre" au Brésil et il arrive qu'il y ait des mouvements d'"insertion" de population là où il y a de la place disponible. Et ceci est la phobie des fermiers. J'explique à mon interlocuteur que je suis Français, que je voyage à vélo, que je me suis perdu et que je n'ai pas trouvé d'autre endroit pour la nuit. Je me demande de quoi il se mèle vu que je ne suis pas chez lui. Il me répond qu'il ne pourra dormir tranquille si je reste ici, que c'est très dangereux. Je pense : " Tu m'étonnes avec des gars de ton espèce qui dégaine leur arme à la moindre ocasion ! " mais je ne parle assez bien portugais pour lui dire ma façon de voir les choses et me contente de lui dire que s'il a autre chose de mieux à me proposer ce serait parfait. Les deux types remontent dans leur véhicule, discute un moment et me laisse à mon sort. Belle et nécessaire intervention ! C'est drôle quand je croise un pauvre, il me dit ici ce n'est pas dangereux, mais vient chez moi tu seras mieux et il m'offre à diner. C'est parfois à se demander s'il ne faudrait pas retirer un peu d'argent aux riches pour les rendre meilleurs ! Le lendemain matin, je quitte les lieux à l'aube pour ne pas me prendre du plombs dans les fesses. J'arrive tôt à la petite ville provinciale de Itamaraju où je souhaite prendre un bus pour Rio de Janeiro. Je suis épuisé physiquement, le vélo n'est pas en bon état, mes amis m'attendent depuis un mois à São Paulo, mon visa n'est pas éternel, le Brésil coûte cher, l'état suivant de Espirito Santo ne semble pas des plus intéressants... autant de raisons qui me poussent à mettre un petit coup d'accélerateur à mon voyage.
Je quitte Bahia avec pleins d'images en tête. J'ai croisé ici tellement de gens aux vies si différentes les uns des autres. Et ce Brésil, qui n'a que 500 ans, m'interroge, tant il est varié par sa population. Il y a ceux qui boivent des bières et ceux qui ramassent les cannettes vides. Il y a ceux qui rêvent d'un monde futur très "bling-bling", ceux qui se droguent pour ne pas voir le monde présent et ceux qui veulent croire que le monde passé existe encore. Il y a ceux à qui on a pris la terre, ceux à qui on en a jamais donné, qui ne possèdent rien ici bas et il y a ceux qui sont propriétaires de milliers d'hectares et qui n'hésitent pas à dégainer le fusil pour défendre ce qu'ils estiment être leurs biens personnels. Brasil... il y a effectivement une place et un rêve possible pour chacun sur cette terre brésilienne. "Terra de todos nós", certes, mais que chacun reste bien à sa place sur cette terre là, car il n'est pas question de partage equitable.
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